7
Où il est préférable
d’exprimer ce que l’on éprouve.
Ils m’attendaient devant chez moi. J’avais la tête ailleurs, et j’étais épuisé. Je rêvais d’un verre de Lagavulin. Ils étaient sortis de l’ombre aussi silencieux que des chats. Quand je réalisai leur présence, il était trop tard.
On m’enfonça un épais sac plastique sur la tête et deux bras se glissèrent sous mes aisselles, me soulevèrent, tout en enserrant ma poitrine. Deux bras d’acier. Le corps du type se colla au mien. Je me débattis.
Le coup arriva dans le ventre. Violent, et fort. J’ouvris la bouche et avalai tout l’oxygène que contenait encore le sac. Merde ! avec quoi il frappait, le mec ? Un second coup. De même puissance. Un gant de boxe. Putain ! un gant de boxe ! De l’oxygène, il n’y en avait plus sous le sac. Fumier ! Je ruai, jambes et pieds en avant. Dans le vide. Sur ma poitrine, l’étau se resserra.
Un coup arriva sur la mâchoire. J’ouvris la bouche et un autre coup suivit, au ventre. J’allais m’asphyxier. Je suais à grande eau. Envie de me plier en deux. De protéger mon ventre. Bras d’acier le sentit. Il me laissa glisser. Une fraction de seconde. Il me redressa, toujours collé à moi. Je sentis son sexe contre mes fesses. Il bandait, le salaud ! Gauche, droite. Deux coups. Encore au ventre. La bouche grande ouverte, j’agitai ma tête dans tous les sens. Je voulais crier, mais plus aucun son ne sortait. À peine un râle.
Ma tête semblait flotter dans une bouilloire. Sans soupape de sécurité. L’étau sur ma poitrine ne se relâchait pas. Je n’étais plus qu’un punching-ball. Je perdis la notion du temps, et des coups. Mes muscles ne réagissaient plus. Je voulais de l’oxygène. C’est tout. De l’air ! Un peu d’air ! Juste un peu ! Puis mes genoux touchèrent violemment le sol. Instinctivement, je me mis en boule. Un souffle d’air venait d’entrer sous le sac plastique.
— Un avertissement, connard ! La prochaine fois, on te crève !
Un coup de pied m’arriva au bas du dos. Je gémis. Le moteur d’une moto. J’arrachai le sac plastique et respirai tout l’air que je pus.
La moto s’éloigna. Je restai sans bouger. À tenter de retrouver une respiration normale. Un frisson me parcourut, puis je me mis à trembler de la tête aux pieds. Bouge-toi, je me dis. Mais mon corps s’y refusait. Il ne voulait pas. Bouger, c’était relancer la douleur. En boule, là, je ne ressentais rien. Mais je ne pouvais pas rester comme ça.
Les larmes coulaient sur mes joues, arrivaient, salées, sur mes lèvres. Je crois que je m’étais mis à pleurer sous les coups et que je n’avais pas arrêté.
Je léchai mes larmes. C’était presque bon, ce goût salé. Et si t’allais te servir un whisky, hein, Fabio ? Tu te lèves et tu y vas. Non, sans te redresser. Doucement, voilà. Tu ne peux pas. Vas-y à quatre pattes, alors. Jusqu’à ta porte. Elle est là, tu vois. Bien. Assieds-toi, le dos contre le mur. Respire. Allez, cherche tes clefs. Bon, prends appui sur le mur, redresse-toi lentement, laisse peser ton corps sur la porte. Ouvre. La serrure du haut, voilà. Celle du milieu, maintenant. Merde, t’avais pas fermé celle-là !
La porte s’ouvrit, et je me retrouvai dans les bras de Marie-Lou. Sous le choc, elle perdit l’équilibre. Je nous vis tomber. Marie-Lou. Je devais être dans le cirage. J’étais dans le cirage. Noir.
J’avais un gant mouillé d’eau froide sur le front. Je sentis la même fraîcheur sur mes yeux, mes joues, puis dans le cou et sur la poitrine. Quelques gouttes d’eau glissèrent sur mes omoplates. Je frissonnai. J’ouvris les yeux. Marie-Lou me sourit. J’étais nu. Sur mon lit.
— Ça va ?
Je fis oui de la tête, fermai les yeux. Malgré la faible lumière, j’avais du mal à les garder ouverts. Elle enleva le gant de mon front. Puis elle le reposa. Il était de nouveau froid. C’était bon.
— Il est quelle heure ? je dis.
— Trois heures vingt.
— T’as une cigarette ?
Elle en alluma une et me la mit entre les lèvres. J’aspirai, puis amenai ma main gauche pour l’ôter de mes lèvres. Ce seul mouvement me déchira le ventre. J’ouvris les yeux.
— Tu fais quoi là ?
— Fallait que je te voie. Enfin quelqu’un. J’ai pensé à toi.
— T’as eu mon adresse où ?
— Le Minitel.
Le Minitel. Bordel ! Cinquante millions de personnes pouvaient débarquer comme ça, chez moi, grâce au Minitel. Connerie d’invention. Je refermai les yeux.
— J’étais assise devant la porte. La dame d’à côté, Honorine, elle m’a proposé d’attendre chez elle. Nous avons parlé. J’ai dit que j’étais une amie. Puis elle m’a ouvert chez toi. Il était tard. C’était mieux, elle a pensé. Elle m’a dit que tu comprendrais.
— Comprendre quoi ?
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Je lui racontai. En bref. Avec le minimum de mots. Avant qu’elle ne me demande pourquoi, je roulai sur le côté et m’assis.
— Aide-moi. J’ai besoin d’une douche.
Je passai mon bras droit autour de ses épaules, et soulevai mes soixante-dix kilos avec une peine énorme. Pire que les travaux d’Hercule ! Je restai plié. Peur de réveiller la douleur qui était là, tapie dans l’estomac.
— Appuie-toi.
Je m’adossai contre le mur. Elle ouvrit les robinets.
— Tiède, je dis.
Elle ôta son tee-shirt, enleva son jeans, puis me fit entrer sous la douche. Je me sentais faible. L’eau me fit un bien immédiat. J’étais contre Marie-Lou, mes bras passés autour de son cou. Les yeux fermés. L’effet ne se fit pas attendre.
— Ben ! T’es pas encore mort, mon salaud ! lança-t-elle en sentant mon sexe se durcir.
Je souris, malgré moi. J’étais quand même de plus en plus flageolant sur mes jambes. Je tremblais.
— Tu veux plus chaud ?
— Non. Froid. Lève-toi. Je posai mes mains contre le carrelage. Marie-Lou sortit de la douche. Vas-y !
Elle ouvrit le robinet à fond. Je hurlai. Elle arrêta l’eau, attrapa une serviette et me frictionna. J’allai jusqu’au lavabo. Besoin de voir ma gueule. J’allumai la lampe. Ce que je vis ne me réjouit pas. Ma gueule, elle, était intacte. Mais c’était derrière moi. Le visage de Marie-Lou. Son œil gauche était enflé, presque bleu.
Je me retournai lentement, en me tenant au lavabo.
— C’est quoi, ça ?
— Mon mac.
Je l’attirai vers moi. Elle avait deux bleus à l’épaule, une marque rouge sur le cou. Elle se serra contre moi et se mit à pleurer, doucement. Son ventre était chaud contre le mien. Ça me fit un bien immense. Je lui caressai les cheveux.
— On est en piteux état, toi et moi. Tu vas me raconter.
Je me dégageai d’elle, ouvris la pharmacie et attrapai une boîte de Doliprane. La douleur m’envahissait.
— Attrape deux verres dans la cuisine. Et la bouteille de Lagavulin, qui doit traîner par là.
Je regagnai la chambre, sans me redresser. Je me laissai tomber sur le lit, puis mis le réveil à sept heures.
Marie-Lou revint. Elle avait un corps merveilleux. Ce n’était plus une prostituée. Je n’étais plus un flic. Nous étions deux pauvres éclopés de la vie. J’avalai deux Doliprane avec un peu de whisky. Je lui en proposai un. Elle refusa.
— Y a rien à raconter. Y m’a tabassée parce que j’étais avec toi.
— Avec moi ?
— T’es flic.
— Comment il le sait ?
— Tout se sait chez O’Stop.
Je regardai l’heure. Je vidai mon verre.
— Reste là. Jusqu’à ce que je revienne. Tu bouges pas. Et…
Je crois que je ne terminai pas ma phrase.
Mourrabed, on le cueillit comme prévu. Au pieu, les yeux gonflés de sommeil, les cheveux en bataille. Avec lui, une gamine qui n’avait pas dix-huit ans. Il portait un caleçon à fleurs et un tee-shirt avec l’inscription : « Encore ». Nous n’avions averti personne. Ni les Stups, qui nous auraient dit de laisser tomber. Choper les intermédiaires revenait à entraver leur action contre les gros. Ça les affolait, disaient-ils. Ni le commissariat de secteur, qui se serait empressé de faire passer le message dans les cités, pour nous contrer. Cela se produisait de plus en plus fréquemment.
Nous, Mourrabed, on se l’amenait comme un délinquant ordinaire. Pour violences et voies de fait. Et maintenant, détournement de mineure. Mais ce n’était pas un délinquant ordinaire. On l’embarqua tel quel, sans l’autoriser à s’habiller. Une humiliation, purement gratuite. Il se mit à hurler. À nous traiter de fascistes, de nazis, et d’enculés de ta race, de ta mère, de ta sœur. Ça nous amusait. Les portes s’ouvraient sur les paliers et chacun pouvait le contempler menottes aux poignets, en caleçon et tee-shirt.
Dehors, on s’offrit même le temps d’une cigarette avant de le mettre dans le car. Histoire de le faire admirer par tous, déjà aux fenêtres. L’information circulerait dans les cités. Mourrabed en caleçon, une image qui ferait sourire, qui resterait. C’était autre chose que de se faire coincer dans un rodéo à travers les cités.
On débarqua au commissariat de l’Estaque sans crier gare. Ça ne les enchanta pas. Ils se voyaient déjà assiégés par des centaines de mômes armés jusqu’aux dents. Ils voulaient nous renvoyer d’où nous venions. À notre commissariat de secteur.
— La plainte a été enregistrée ici, dit Pérol. On vient donc régler l’affaire ici. Logique, non ? Il poussa Mourrabed devant lui. On va avoir une autre cliente. Une mineure qu’on a pêchée avec lui. Elle est en train de s’habiller.
Sur place, on avait laissé Cerutti avec une dizaine de gars. Je voulais qu’ils prennent une première déposition de la fille. Qu’ils passent l’appartement, ainsi que la voiture de Mourrabed, au peigne fin. Ils avertiraient ensuite les parents de la gamine, et la ramèneraient ici.
— Ça va faire du monde, sûr, que je dis.
Mourrabed s’était assis, et nous écoutait. Il se marrait presque. Je m’approchai de lui, le saisis par le cou et le mis debout, sans le lâcher.
— Pourquoi t’es là ? T’as une idée ?
— Ouais. J’ai tiré une claque à un keum l’autre soir. Bourré, j’étais.
— Ben oui. Comme qui dirait t’as des lames de rasoir dans la main. C’est ça ?
Puis les forces me manquèrent. Je devins livide. Mes jambes se mirent à trembler. J’allais tomber et j’eus envie de vomir. Sans savoir par où commencer.
— Fabio ! dit Pérol.
— Emmène-moi aux chiottes.
Depuis le matin j’avais avalé six Doliprane, trois Guronsan et des tonnes de café. Je n’étais pas flamme, mais je tenais debout. Quand le réveil avait sonné, Marie-Lou avait grogné et s’était retournée. Je lui fis prendre un Lexomil, pour qu’elle dorme en paix. J’avais des courbatures dans les épaules, dans le dos. Et la douleur ne me lâchait pas. À peine le pied posé par terre que ça tiraillait dans tous les sens. Comme si j’avais une machine à coudre dans l’estomac. Ça me mit la haine.
— Batisti, je dis dès qu’il décrocha. Tes potes, ils auraient dû me faire la peau. Mais t’es rien qu’un vieux connard de trou du cul de merde. Tu vas en chier, comme jamais dans ta pourriture de vie.
— Montale ! il hurla dans le combiné.
— Ouais. Je t’écoute.
— Qu’est-ce tu racontes ?
— Que je suis passé sous un rouleau compresseur, hé con ! Ça te ferait bander que je te donne les détails ?
— Montale, j’y suis pour rien. Je te jure.
— Jure pas, enfoiré ! Tu m’expliques ?
— J’y suis pour rien.
— Tu te répètes.
— Je sais rien.
— Écoute, Batisti, pour moi t’es qu’un enculé de première. Mais je veux bien te croire. Je te donne vingt-quatre heures, pour te renseigner. Je t’appelle demain. Je te dirai où se retrouver. T’as intérêt à avoir de bons tuyaux.
Pérol avait bien vu que je n’étais pas dans mon assiette, quand je l’avais retrouvé. Il ne cessait de me jeter des regards inquiets. Je l’avais rassuré, en invoquant un vieil ulcère.
— Ouais, je vois, il avait fait.
Il voyait trop bien. Mais je n’avais pas envie de lui raconter le passage à tabac. Ni le reste, Manu, Ugo. J’avais fait mouche, quelque part. L’avertissement était clair. Je n’y comprenais rien, mais j’avais mis le doigt dans un engrenage. Je savais que je pouvais, moi aussi, y laisser ma peau. Mais ce n’était que moi, Fabio Montale. Je n’avais ni femme ni môme. Personne ne me pleurerait. Pérol, je ne voulais pas l’entraîner dans mes histoires. Je le connaissais suffisamment. Pour l’amitié, il était prêt à plonger dans n’importe quel merdier. Et il était évident que là où j’allais, ça puait salement. Pire que dans les chiottes de ce commissariat.
L’odeur de pisse semblait imprégner les murs. Je crachai. Des glaires au café. Dans mon estomac, c’était marée haute et marée basse en trente secondes. Entre les deux, un cyclone. J’ouvris la gueule encore plus grand. Cela m’aurait soulagé de vomir tripes et boyaux. Mais je n’avais rien dans l’estomac depuis hier midi.
— Café, dit Pérol derrière moi.
— Ça va pas descendre.
— Essaie.
Il tenait un gobelet d’une main. Je me rinçai le visage à l’eau froide, attrapai une serviette en papier et m’essuyai. Ça se calmait un peu. Je pris le gobelet, avalai une gorgée. Ça descendit sans trop de problème. Je suai immédiatement. Ma chemise se colla à la peau. Je devais avoir de la fièvre.
— Ça va, je dis.
Et j’eus un nouveau haut-le-cœur. L’impression que je recevais les coups une nouvelle fois. Derrière moi, Pérol attendait que je lui explique. Il ne bougerait pas avant.
— Bon, on s’occupe du connard, et après je te raconte.
— Ça me va. Mais Mourrabed, tu me laisses faire.
Restait plus qu’à trouver un truc qui tienne mieux la route que cette histoire d’ulcère.
Mourrabed me regarda revenir, l’air narquois. Sourire aux lèvres. Pérol lui balança une claque, puis s’assit en face de lui, à califourchon sur la chaise.
— Qu’est-ce vous espérez, hein ? gueula Mourrabed, en se tournant vers moi.
— Te foutre en taule, je dis.
— Ouais. Super. ‘Jouerai au foot. Il haussa les épaules. Pour avoir cogné un mec, va falloir qu’vous argumentiez chez l’juge. Mon avocat, y vous bais’ra.
— On a dix cadavres dans un placard, dit Pérol. Sûr qu’on pourra t’en coller un sur le dos. Et on le fera bouffer à ton avocat de merde.
— Eh ! Jamais buté un mec, moi.
— L’autre, t’as bien failli te le faire, non ? Alors, je vois pas que t’as tué personne. OK ?
— Ouais. Ça va, ça va. J’étais bourré, c’est tout. J’y ai tiré qu’une claque, merde !
— Raconte.
— Ouais. En sortant du bar, je l’vois, ce keum. Une meuf, que j’croyais qu’c’était. De loin, quoi. Avec ses cheveux longs. J’y demande une clope. L’en avait pas, c’con ! Y se foutait de ma gueule, dans un sens. Alors, j’y dis, si t’en as pas, suce-moi ! Putain, y rigole ! Alors, j’y mets un pain. Ouais. C’est tout. Vrai. Y s’est barré comme un lapin. C’tait qu’un pédé.
— Sauf que t’étais pas seul, reprit Pérol. Avec tes copains, vous l’avez coursé. Tu m’arrêtes, si je me trompe. Il s’est réfugié au Miramar. Vous l’avez sorti du bar. Et vous l’avez salement amoché. Jusqu’à ce qu’on arrive. Et t’as pas de chance, à l’Estaque, t’es une vraie star. Ta gueule, on l’oublie pas.
— Ce pédé, y va la retirer sa putain de plainte !
— C’est pas dans son intention, tu vois. Pérol regarda Mourrabed, s’attardant sur son caleçon. Canon, ton caleçon. Mais ça fait pas un peu tante ?
— Hé ! J’suis pas pédé, moi. J’ai une fiancée.
— Parlons-en. C’est celle qui était au pieu avec toi ?
Je n’écoutais plus. Pérol savait où il allait. Mourrabed le dégoûtait autant que moi. Pour lui, on ne pouvait plus espérer. Il était sur la plus salope des orbites. Prêt à cogner, prêt à tuer. Le voyou idéal pour les truands. Dans deux ou trois ans, il se ferait étendre par un plus dur que lui. Peut-être que la meilleure chose qui pouvait lui arriver, c’était d’en prendre pour vingt ans. Mais je savais que ce n’était pas vrai. La vérité, c’est que face à tout ça, il n’y avait pas de réponse.
Le téléphone me fit sursauter. J’avais dû m’assoupir.
— Tu peux venir, un instant ? Cerutti au téléphone.
— Y a rien à se mettre sous la dent. Rien. Même pas un gramme de marie-jeanne.
— La gamine ?
— Fugueuse. Saint-Denis, région parisienne. Son père, il veut la renvoyer en Algérie, pour la marier, et…
— Ça va. Tu la fais amener ici. On prendra sa déposition. Toi, tu restes avec deux gars, et tu me vérifies si c’est Mourrabed qui loue l’appartement. Sinon, tu me trouves qui. Ça, dans la journée.
Je raccrochai. Mourrabed nous vit revenir. À nouveau son sourire.
— Des problèmes ? qu’il dit.
Pérol lui allongea une autre claque, plus violente que la première. Mourrabed se frotta la joue.
— Ça plaira pas à mon avocat, quand je lui racont’rai.
— Alors, c’est ta fiancée ? reprit Pérol, comme s’il n’avait pas entendu.
J’enfilai ma veste. J’avais rendez-vous avec Sanchez, le chauffeur de taxi. Fallait que j’y aille. Je ne voulais pas le rater. Si les gros bras de cette nuit ne venaient pas de la part de Batisti, c’était peut-être lié au chauffeur de taxi. À Leila. Je me retrouvais dans une autre histoire, là. Mais est-ce que je pouvais croire Batisti ?
— On se retrouve au bureau.
— Attends, dit Pérol. Il se retourna vers Mourrabed. T’as le choix, pour ta fiancée. Si c’est oui, je te présente à son père et à ses frères. Dans une cellule fermée. Vu que t’étais pas dans leurs projets, ça va être ta fête. Si c’est non, t’es bon pour détournement de mineure. Réfléchis, je reviens.
Des nuages noirs, lourds, s’amoncelaient. Il n’était pas dix heures, et la chaleur humide collait à la peau. Pérol me rejoignit dehors.
— Joue pas au con, Fabio.
— T’inquiète. J’ai rendez-vous pour un tuyau. Une piste pour Leila. Le troisième homme.
Il hocha la tête. Puis désigna mon ventre du doigt.
— Et ça ?
— Une bagarre, cette nuit. À cause d’une fille. Je manque d’entraînement. Alors j’ai morflé.
Je lui souris. De ce sourire qui plaisait aux femmes. Séducteur en diable.
— Fabio, on commence à se connaître, toi et moi. Arrête ton cinéma. Il me regarda, attendit une réaction. Je n’en eus pas. T’as des emmerdes, je le sais. Pourquoi ? Je commence à avoir une idée. Mais t’es obligé à rien. Tes histoires, tu peux les garder pour toi. Et te les foutre au cul. C’est ton affaire. Si tu veux qu’on en cause, je suis là. OK ?
Il n’avait jamais parlé aussi longtemps. Elle me touchait, sa sincérité. Si j’avais encore quelqu’un sur qui compter dans cette ville, c’était lui, Pérol, dont je ne savais presque rien. Je ne l’imaginais pas en père de famille. Je n’imaginais même pas sa femme. Je ne m’en étais jamais inquiété. Ni même s’il était heureux. Nous étions complices, mais étrangers. On se faisait confiance. On se respectait. Et cela seul importait. Pour lui comme pour moi. Pourquoi était-il si difficile de se faire un ami passé quarante ans ? Est-ce parce que nous n’avons plus de rêves, que des regrets ?
— C’est ça, tu vois. J’ai pas envie d’en parler. Il me tourna le dos. Je l’attrapai par le bras, avant qu’il ne fasse un pas. Tout compte fait, je préférerais que vous veniez chez moi, dimanche midi. Je ferai la cuisine.
On se regarda. Je partis vers ma voiture. Les premières gouttes tombèrent. Je le vis entrer dans le commissariat, d’un pas décidé. Mourrabed n’avait qu’à bien se tenir. Je m’assis, enclenchai une cassette de Ruben Blades et démarrai.
Je passai par l’Estaque centre, pour rentrer. L’Estaque tentait de rester fidèle à son image ancienne. Un petit port, un village. À quelques minutes à peine de Marseille. On disait : j’habite l’Estaque. Pas Marseille. Mais le petit port était aujourd’hui ceinturé, dominé par des cités où s’entassaient les immigrés chassés du centre-ville.
Il vaut mieux exprimer ce que l’on éprouve. Bien sûr. Je savais écouter, mais je n’avais jamais su me confier. Au dernier moment, je me repliais dans le silence. Toujours prêt à mentir, plutôt que de raconter ce qui n’allait pas. Ma vie aurait sans doute pu être différente. Je n’avais pas osé raconter à mon père mes conneries avec Manu et Ugo. Dans la Coloniale, j’en avais salement bavé. Cela ne m’avait pas servi de leçon. Avec les femmes, j’allais jusqu’à l’incompréhension et je souffrais de les voir s’éloigner. Muriel, Carmen, Rosa. Quand je tendais la main, qu’enfin j’ouvrais la bouche pour m’expliquer, il était trop tard.
Ce n’était pas par manque de courage. Je ne faisais pas confiance. Pas assez. Pas suffisamment pour mettre ma vie, mes sentiments entre les mains de quelqu’un. Et je m’usais à essayer de tout résoudre par moi-même. Une vanité de perdant. Il me fallait bien le reconnaître, dans la vie, j’avais toujours perdu. Manu et Ugo, pour commencer.
Souvent, je m’étais dit que ce soir-là, après ce braquage foireux, je n’aurais pas dû m’enfuir. J’aurais dû les affronter, dire ce que j’avais sur le cœur depuis des mois, que ce que nous faisions ne conduisait à rien, que nous avions mieux à faire. Et c’était vrai, nous avions la vie devant nous, et le monde à découvrir. On aurait aimé ça, courir le monde. J’en étais persuadé. Peut-être nous serions-nous fâchés ? Peut-être auraient-ils continué sans moi ? Peut-être. Mais peut-être aussi seraient-ils là aujourd’hui. Vivants.
Je pris le chemin du Littoral, qui longe le port et la digue du Large. Mon itinéraire préféré pour entrer dans Marseille. Regards sur les bassins. Bassin Mirabeau, bassin de la Pinède, bassin National, bassin d’Arenc. L’avenir de Marseille était là. Je voulais toujours y croire.
La voix et les rythmes de Ruben Blades commençaient à faire de l’effet dans ma tête. Ils dissipaient mes angoisses. Apaisaient mes douleurs. Bonheur caraïbes. Le ciel était gris et bas, mais chargé d’une lumière violente. La mer s’inventait un bleu métallisé. J’aimais bien quand Marseille se trouvait des couleurs de Lisbonne.
Sanchez m’attendait déjà. Je fus surpris. Je m’étais imaginé une espèce de mia, fort en gueule. Il était petit, rondouillard. À sa manière de me saluer, je compris qu’il n’était pas du genre courageux. Main molle, yeux baissés. Le type qui dira toujours oui, même s’il pense non.
Il avait peur.
— Savez, j’suis père de famille, dit-il en me suivant dans le bureau.
— Asseyez-vous.
— Et j’ai trois enfants. Les feux rouges, les limitations de vitesse, té, pensez si j’y fais gaffe. Mon taxi, c’est le gagne-pain, alors…
Il me tendit une feuille. Des noms, des adresses, des téléphones. Quatre. Je le regardai.
— Ils pourront vous confirmer. À l’heure qu’vous dites, j’étais avec eux. Jusqu’à onze heures trente. Après je me suis remis au taxi.
Je posai la feuille devant moi, allumai une cigarette et plantai mes yeux dans les siens. Des yeux porcins, injectés de sang. Il les baissa très vite. Il se tenait les mains, n’arrêtait pas de les serrer l’une contre l’autre. Sur son front, la sueur perlait.
— Dommage, monsieur Sanchez. Il releva la tête. Vos amis, si je les convoque, ils seront obligés de faire un faux témoignage. Vous allez leur créer des ennuis.
Il me regarda de ses yeux rouges. J’ouvris un tiroir, attrapai un dossier au hasard, bien épais, le posai devant moi et me mis à le feuilleter.
— Vous vous imaginez bien que pour un banal feu rouge, on aurait pas pris la peine de vous convoquer, et tout ça. Ses yeux s’agrandirent. Maintenant, il transpirait méchamment. C’est plus grave. Bien plus grave, monsieur Sanchez. Vos amis regretteront de vous avoir fait confiance. Et vous…
— J’y étais. De 9 heures à 11 heures.
Il avait crié. La peur. Mais il me paraissait sincère. Cela m’étonnait. Je décidai de ne plus finasser.
— Non, monsieur, lui répondis-je fermement. J’ai huit témoins. Ils valent tous les vôtres. Huit policiers en service. Sa bouche s’ouvrit, mais il n’en sortit aucun son. Dans ses yeux, je voyais défiler toutes les catastrophes du monde. À 22 heures 15, votre taxi était rue Corneille, devant La Commanderie. Je peux vous accuser de complicité de meurtre.
— C’est pas moi, dit-il d’une voix faible. C’est pas moi. Je vais vous expliquer.